*

Battuta. Khubz Yaaaaabeeees, Khubz yaaaaabbeeees! Youcef passe sous ma fenêtre, comme chaque matin avec sur le dos la hotte dans laquelle il récolte le pain sec: il neige.

Minano. Il est près de minuit. Sans nous consulter, Robin, Guevara, Hussein, Hiyam et moi nous nous sommes arrêtés de marcher.
Pris au milieu d'un carrefour criant de voitures, hacène, un jeune garçon de la rue nous tire de là et nous invite chez lui: sur des escaliers publics. Depuis sa fenêtre imaginaire, on aperçoit Bab Touma: gigantesque porte ouverte et protectrice.

Vanille. Bab Touma. J'y pense parfois au crépuscule. Là-bas c'est l'heure où les ébénistes ferment boutique. On s'en va, l'heure est douce. A l'angle d'une ruelle une vieille Dogde, pneu crevés, coffre béant. Des enfants. Un ballon de foot. Parfum de jasmin. Et soudain, venant des profondeurs jusqu'au sommet des minarets, l'appel du muezzin. Bonsoir les melchites, les maronites, les chaldéens, les jacobites. Bonne nuit tout le monde. Dieu est grand et nous sommes tous dans le même bain. Nous arriverons à la maison. Bab Touma. Elle brille dans mon souvenir, quelquefois au crépuscule, comme un bijou de famille.

Battuta. J'habite non loin de Bab Touma, et tous les jours j'emprunte ces mêmes escaliers: était-ce vous qui y étiez assis, hier dans la nuit? Je loge chez les Salamoun: terrasse sur les toits, parmi les câbles sctionnés et encore très peu d'antennes satellites. Chaque soir le Mont Qassyoun s'allume, ampoule après ampoule, qui se fondent dans les étoiles.

Minano. Le brasier de Damas qui se renouvelle chaque nuit, je pouvais le surplomber depuis ta terrasse sur le mont Qassyoun. Tu étais assis à ma droite et tu me parlais de ton scénario de fiction... ce facteur qui cherche en vain à remettre une enveloppe libellée à une adresse introuvable à Damas. Debout près du bord, je suis happée par la ville aux mille lumières qui offre à mon regard l'image d'un brasier... oui, une mer de braises qui crépitent et qui scintillent. La mer... je peux vivre à Damas.
Je te regarde et te dis: Je me sens sereine et en accord avec...
Tu me réponds: Il faut que tu reviennes pour qu'on écrive ensemble, ici sur cette terrasse.
Jamais les étoiles ne m'ont parues aussi proches.

Battuta. De là-haut, je me trouve capitaine voguant sur une mer brûlante et, à l'heure de la prière, tout à coup grondante: rester jusqu'à sombrer avec mon navire ne me semble pas insensé. Chaque nuit, fasciné, je repère les constellations sur le miroir en feu de la ville.

Battuta. Au matin il fallait dégringoler: attraper un service et dévaler les pentes du Qassyoun à tombeau ouvert, entraîné par un chauffeur fou. Finalement un appel: "Al-yamin law samaht", dépose-moi là sur la droite! Impression de descendre d'un vaisseau et toucher terre, ubriété.

Minano. Aujourd'hui, c'est la visite du "Qasr El ôdhm", musée des traditions populaires comme ils l'appellent là-bas. C'est là que je découvre avec fascination une pièce entièrement reconstituée d'un moment de projection avec des ombres chinoises - 1150 -.
Le gardien, amusé par mon émerveillement, me propose de monter la garde pendant que j'immortalise ses fresques de cire et de tissu.






















Battuta.
Nous découvrons une fresque moderne dans la voûte de l'ancienne gare d'Alep: des astronautes moustachus conquièrent l'univers et y font flotter le drapeau syrien. Plus tard, au musée national une pancarte dit: "le monde entier est reconnaissant au peuple syrien pour avoir inventé l'écriture et la musique". Quelqu'un, la-haut dans les sphères du pouvoir, semble effectivement avoir perdu contact avec le sol.

Minano. Assises au milieu d'une petite cour damassienne convertie en restaurant, Guevara et moi parlons cinéma. Elle est photographe très douée et rêve de faire une école de cinéma à l'étranger. Le dialogue/monologue qui a suivi ce rêve exprimé en 2 mots et son annulation juste après était un ping-pong émotionnellement très chargé: " Je fais partie des 300'000 kurdes syriens privés arbitrairement de la nationalité syrienne, de ceux qui sont interdits d'emplois publics et du droit à la propriété sur le sol syrien... Les méfiances du pouvoir commencent à s'atténuer..." . J'accepte le monologue et j'aimerais l'amplifier.

Battuta. "les Kurdes, ils ne se laissent pas faire!" Mohammed, un ami palestinien, me raconte qu'un jour à l'université de Damas, un kurde était monté sur la table de la cafétéria et avait scandé des slogans révolutionnaires : Plus de liberté, moins de favoritisme et de corruption, et les mêmes droits pour tout le monde. Moi je ne connais encore d'eux, les kurdes, que trois vieilles femmes croisées un jour au bord de la route qui mène à Nabi Houri, à deux pas de la frontière turque.

Constantin. Les collines gonflent leurs torses bronzés de terres arables et pointillés d'oliviers. Dans ce paysage à la fois austère et abondant du Kurdistan syrien, le désert mordille nos pieds bien usés. Sur une route proche de Nabi Houri qui serpente entre les crêtes blanches du massif calcaire, le conducteur d'un tracteur, probablement kurde, répond à notre appel. L'arrêt à peine marqué, nous voilà chacun assis sur un garde-boue. Ce tracteur de conception soviétique n'est pas équipé de la petite barrière qui me permettait, enfant, de m'agripper tant bien que mal aux engins que trimbalaient mes oncles paysans. L'équilibre est ici précaire. La vitesse semble être plus proche de celle du satellite qui traverse la gare d'Alep que de celle d'une vieille machine agricole. Les vibrations nous gagnent à en désaccorder nos cordes vocales. Le chauffeur, ne considérant que le royaume circulaire de son volant, perdu dans l'empire sonore du moteur qu'il excite pied au plancher, nous oublie. Comme si nous étions déjà tombés de son infernale machine.

Battuta. Un soir, non loin de là, nous sommes catapultés gardiens du temple d'Ain Dara. C'est la fête kurde de Nauruz et les deux sentinelles veulent aller faire la noce. Nous passerons la nuit au pied d'un lion de basalte noir. Au loin la petite ville d'Afrin s'illumine et ressemble tout à coup à un essaim d'étoiles au fond de la plaine fertile, sur sa colline. Bien sûr, cela nous rappelle Damas et le Qassyoun en beaucoup plus petit, et plus tranquille.

Vanille. Nous pénétrons dans la cour. Qu'il doit être doux de somnoler sous le porche. On ouvre à peine les yeux pour jeter un regard distrait aux touristes qui déambulent mal fagotés. Longs manteaux, capuchons, pieds nus. Des pénitents du Moyen-âge. Assises par terre des femmes papotent, grignotent des sucreries. Des enfants encerclent un coléoptère doré qui cherche à s'échapper du piège de leurs pieds. Un homme se lève. Assez, les garnements! Alors on regarde là-bas. Les mains ouvertes. On s'incline. On se prosterne. Et on dit, qu'est ce qu'on dit? Nous entrons dans la salle de prière. Les derniers rayons du soleil illuminent à peine le mur sud. La Mecque c'est par là. Une niche. Vide. Pas d'icônes, pas de statues. On ne représente pas l'INEFFABLE. Et toc. Il y a deux heures nous étions encore dans l'avion. Damas? Génial! La mosquée des Omeyades? Super! Unique! Et maintenant, tapis moelleux, les colonnes nous encerclent... pourquoi donc je pense au coléoptère?

Battuta. (... ) l'intérieur de la mosquée n'a pas grand chose de mystique: on dirait un grand préau d'école! Les enfants y courent dans tous les sens, on y vient en famille, on y discute, on y mange même. Dehors, dans la magnifique cour, on élève des oiseaux blancs dont les plumes tapissent le marbre. Je me suis assis contre une immense colonne, la cinquième depuis la droite, première rangée, sous le vert splendide de la charpente en bois. Tu ne me croiras pas, mais on peut s'allonger et dormir ici, comme ce vieux en haillons qui ronfle à côté de moi. (... ) - Extraits de Syrie, un voyage nocturne -

Vanille. Mais où donc les Hittites avaient-ils vu des lions? Ils en ont placé une rangée à l'entrée du temple. Majestueux et sourois, on s'attend d'un moment à l'autre à ce qu'ils nous posent une énigme. Entrez, entrez! L'énigme est ici. Sculptés dans le pavement du temple, sur la terrasse de basalte: quatre pieds. Trois fois plus longs qu'un pied normal. Deux pieds joints, un pied gauche plus loin et un pied droit au bas d'une colonne. Dans la vallér, la rivière Afrin murmure. Est-ce la réponse? Nous descendons par un chemin dérobé. Les lions d'Ain Dara vont nous manger.

Minano. Un petit ciel en papier mâché tenu prisonnier par un grillage ! Il y a des photos portraits accrochées là aussi... Tous ses yeux qui nous regardent ! Robin me dit: Il y a très longtemps, dans cette même église, Hanania a rendu la vue à Paul...
La première église souterraine que je visite. Je ne peux m'empêcher de griffonner un voeux sur un bout de papier que je passe ensuite dans un trou du grillage/plafond. Je le vois accroché là au milieu d'autres et j'éprouve un sentiment de confiance.
... L'église Hanania a été l'objet du troc contre lequel El Walid Ben Abd El Malek a récupéré la mosquée des Omeyyades... il y a très longtemps.
En sortant, je n'ai pas d'autres choix que d'emprunter le droit chemin. (Tariq El Moustaqim).


Battuta. Sur ce même droit chemin, qui trace de Bab Sharqi à la Grande Mosquée un sillon rectiligne, souvenir d'une ancienne voie romaine, je passe devant une sorte de dépôt où sont rangées les vieilles chaises en bois, celles-là même que l'on retrouve dans les antiques cafés de Damas. Tout y est encore de ce bois patiné: chaises, tables, jeu de jacquet et, semble-t-il, même l'échine dorsale des vieux damascènes qui s'y retrouvent. Je les ai entendu pester ce matin au café Rouda: le printemps de Damas n'est plus ce qu'il était!

Constantin. Les dames sombres dansent avec les dames claires et, discrètement, emplissent le café du cliquetis diffus de leurs petits pas, au rythme des dès qui roulent les tambours. Les dominos s'accolent quant à eux les uns aux autres. Par paires, ils glissent et tournoient sur les tables.

Battuta. Je suis maintenant seul dans ce grand café damascène, et vois les vieux qui font traîner leur regard dans le sillon des jeunes passantes. Le visage grave, ils se remettent à jouer au jacquet ou aux échecs, jusqu'à la prochaine silhouette, à la prochaine ombre furtive sur leur jeu. Et cela dure des journées entières.

Minano. - J'aimerais un "Bendir" bien tendu pour mes récitals de chants berbères. Le luthiste me fait un grand sourire - Tu es algérienne!! Tu viens de ce peuple digne et combatif, de ce pays qui m'a... Je te fais un café. Assieds-toi là...
Ce monsieur d'une soixantaine d'années et beau comme un soleil me prépare un café en me racontant le plus beau voyage de sa vie. Il y a 30 ans, lors d'un déplacement professionnel en Algérie, il était tombé amoureux d'une kabyle d'Alger, mais celle-ci ne voulait pas venir vivre avec lui à Damas car trop attachée à sa famille...
Quelques instants après, j'interromps son long silence nostalgique avec une chanson d'amour que je lui chante en kabyle. Il accepte mon cadeau avec une émotion qu'il ne peux dissimuler.
Je n'ai jamais eu un aussi beau Bendir !
"Souq El Fidha" - Dimachq.

Battuta. Dans une petite mosquée de Damas gît l'émir Abdel-Kader. Coupable d'avoir incité à la révolte contre l'occupation française en Algérie, Abdel-Kader fut déporté par Napoléon III en Syrie. Il réunit autour de lui les plus grands réformateurs syriens de ces temps-là. insufflant chez eux aussi un désir de liberté. Veillent sur sa dépouille, aujourd'hui encore, ses émules soufis.

Jalel. Damas: Maari bien sûr mais je n'ai pas vu sa ville natale. Je je l'ai pas vue.

Battuta. Maari, auquel vous faites si souvent référence, Jalel, se trouve un peu par hasard au bord de la route Damas-Alep. On tourne là pour aller visiter les "villes mortes", ses ruines byzantines qui ont quelque chose de Clonmacnois en Irlande. Mon ami Toufik bondit lorsqu'il apprit qu'on pouvait s'agenouiller sur la tombe de Maari. Il y avait, ce jour là de 2002, un bel air de printemps. Je revois tout ce beau monde rire et vivre.

Jalel. Je ne me suis pas prostené devant la tombe de Maari. Dans son pélerinage, mon père avait fait le détour pour le faire. tel Kierkegaard - l'amoureux - j'estime que le voyage se nourrit aussi de l'insatisfaction. En cela, il est de même nature que le désir.

Vanille. Je pense au chauffeur de taxi de Palmyre qui nous avait accompagnés voir le coucher de soleil sur les alignements romains et sur la cité de Zénobie. C'était je crois à notre gauche. Le chauffeur regardait à droite, le soleil se couchait aussi sur les HLM de la ville nouvelle. Regardez, disait-il, comme c'est beau. C'est moderne. Ou à ce bédouin de Der ez-Zor à qui nous demandions la route pour Doura Europos. Doura Europos? Il n'y a rien là-bas. Vous avez vu le lac Assad? C'était un barrage aussi. Il avait les yeux qui brillaient.

Minano. Le chauffeur de taxi me regarde longuement à travers son rétroviseur. Bientôt, il ne pourra plus se contenir et posera dix questions en même temps. D'où je viens, dans quel hôtel je loge, qu'est ce qui m'amène à Damas... Un questionnaire sans la moindre chaleur ni dans le regard, ni dans le ton de sa voix.
Dans un arabe classique choisi pour être sûre qu'il comprenne, je mets de côté mon dialecte algérien et je réponds:
En Algérie, tout le monde sait que les chauffeurs de taxi travaillent avec la police. Ce sont les 'indicateurs' les plus doués et les plus efficaces. Si on décide de faire propager une rumeur, y a qu'à en parler à l'intérieur d'un taxi. Je suis là dans le cadre de votre gigantesque événement culturel: Damas, capitale du monde arabe. Je fais des films.
Le chauffeur me regarde sévèrement et me demande de descendre de sa voiture.
J'ai trouvé toute seule - à pieds - le chemin de la librairie que je cherchais. La seule à Damas qui avait l'intégrale des recueils de poésie de Mahmoud Darwich.



L'idée

Ce chapitre est un exercice d'écriture combinée et de reconstruction de souvenirs liés à des expériences vécues en Syrie. Pourquoi Damas et la Syrie nous ont tant touchés? Quelle substance pouvons-nous en tirer et partager avec nos lecteurs?

Battuta et Minano reconstruisent ensemble, phrase après phrase, leur mémoire syrienne.
Avec tes souvenirs, tu peux aussi te joindre à nous !